Point Zéro

Exploration friable d'un temps divergent

Il suffit d’une photographie. Il suffit d’un fragment, d’un éclat de vie autrefois capturé pour que le silence et l’ignorance qui formaient alors une surface lisse, s’expande instantanément en une spirale de doutes, de questions et de désirs. Aspiré par un objet marqué par la profondeur des tons sépia sur un papier éreinté par les décennies. Fasciné par l’annotation manuscrite d’une main affectueuse, mais inconnue, la pensée cahute, s’accroche pour finalement poursuivre. Les aspérités du support deviennent alors autant de jalons battant la mesure, entre le moment de cette scène exposée et la contemplation interrogative de nos yeux. Les morceaux épars, que d’autres nommeront l’Histoire, forment et déforment un espace à arpenter. Ils renvoient pour certains vers une époque si lointaine que toute appréhension semble forcément recourir aux subterfuges de l’imaginaire. L’ambition est ici de cartographier l’imperceptible territoire alors mis à nu. Je gage qu’aux yeux d’un autre lecteur, cette image resplendira d’une aura particulière ; renvoyant vers un passé chargé d’affect ou versant vers les platitudes. Tel aveu acquiesce de la singularité du regard que je me propose de porter ici. Celui d’un homme séparé d’un siècle, plus quelques milliers de kilomètres, de la naissance de son aïeul posant fièrement sur cette photographie. Cet atlas n’en est pas un. Où plutôt il en est autrement.

L’objet de cet ouvrage se distingue de l’inertie des continents et des frontières. Ce livre se donne à la croisée d’un recensement des destins personnels d’une fratrie et de l’Histoire. L’Histoire, la grande, chahutées par les tumultes et l’espérance. Faire l’histoire d’un temps à peine révolu semble d’une complexité infinie, tant les plaies sont à vif. Devant cette tâche impossible, il me semble que le plus sage des discours reste encore le silence. Se taire et donner à voir, à lire et à penser. En d’autres termes, retranscrire les fourmillements et ribambelles d’indices, pour qu’un lecteur pluriel égraine et découvre au fil des pages, ce qu’il ne cherche pas encore. Il s’agit ici d’aborder cet atlas comme une recherche, une pérégrination, ou pour le dire plus distinctement, le prétexte à une réflexion. Les prochaines pages regroupent les brides de mémoires intime et collective qu’un siècle a façonnées. J’espère avoir envisagé ces deux matières comme mouvantes, fluctuantes en d’autre mot sensible. Les pages prochaines emportent un corpus protéiforme, aux médiums et points de vue multiples afi n de tisser l’espace entre ces lieux et ces temporalités morcelées. Les documents photographiques pourront être parcourus en quête d’une rigueur historique. Toutefois, il me semble que ce n’est pas l’image comme preuve qui est importante, mais les vagabondages de l’âme qu’elle permet. Pour que d’un livre imprécis et faillible jaillisse la lumière. Certains poseront un regard inquisiteur et moral sur cette photographie. Le jeune homme d’une vingtaine d’années dans un uniforme de l’armée. Française sans doute. L’austérité de l’apparat sans gallon aucun. J’aime à deviner l’intensité du malheur que certains fabuleront quand d’autres renchériront sur la moralité du devoir accompli. Combien draperont leur fruste présent des mornes couleurs d’un temps rapiécé ? Combien se fourbiront à lire le passé à l’aune du présent ? L’altérité n’est pas une couleur, mais un étendard dressé droit dans la lie des instincts cocardiers…

Que reste-t-il à conclure ? Se complaire dans les indolences d’une implacable Histoire, celle qui façonne le destin des Hommes par les guerres et les rentes, ou invoquer la démesure d’une volonté triomphante contre les nuées de l’adversité ? J’aspire à ce que ce livre marque une invitation auprès de cette arrière-garde qu’un siècle, comme moi, sépare, à envisager un avenir fastueux. À voir dans le passé et par delà l’horizon afin de transfigurer les limites sensibles de notre perpétuel présent. Comment alors céder aux craintes et aux barricades quand notre essence même est multitude voguant par delà les océans ? À celui dont la petitesse d’existence circonscrit le regard je ne pourrai opposer que l’invitation à réfléchir au creux de ces pages sur les facteurs qui, en un siècle, ont dispersé aux quatre vents, une famille aussi banale que la nôtre. Alors, je ne pourrais m’empêcher de l’interroger sur l’arbitraire de sa veulerie et le poids du monde dans la constitution de son ignorance.